Jalouse mai 2015

 

L’ultra-légèreté, tendance lourde

 

Si la vie vous pèse, emparez-vous du dernier ouvrage de Gilles Lipovetsky « de la Légèreté » paru chez Grasset. Du corps à l’esprit, du design à la mode, de l’humour à l’humeur, le philosophe décrypte comment la légèreté est devenue la norme dominante de notre époque. En résumé, de quoi le light est-il le nom.

 

 

Vous reprendrez bien un peu d’oxygène ? En réaction à la pesanteur de l’époque, et alors que la planète s’enfonce inexorablement dans un mauvais nuage de pollution, l’ultra-luxe a trouvé sa dernière tentation. Plus light qu’une bulle de Billecart Salmon, plus essentiel qu’une goutte de Chanel n°5, voilà la nouvelle particule élémentaire dont les palaces à la pointe et autres spas huppés, du Shangri La de Pékin au W Resort de Bali, se délectent : shot d’oxygène pur, soin anti-âge (l’oxyendoneedling) ou encore jet pressurisé d’air… Pas mieux que les nouveaux traitements à base de la précieuse molécule d’oxygène pour illustrer cette nouvelle quête de légèreté. Haro sur la profondeur et le lourd. Bienvenu dans la civilisation du tout « light », comme le diagnostique brillamment dans son dernier ouvrage « De la légèreté » paru chez Grasset le philosophe sociologue Gilles Lipovetsky.

 

« Jamais nous n’avons vécu dans un monde matériel aussi léger, fluide et mobile. Jamais la légèreté n’a créé autant d’attentes, de désirs et d’obsessions. Jamais, elle n’a autant fait acheter et vendre. Jamais, ce qu’écrivait Nietzsche n’a sonné aussi juste à nos oreilles : « ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds déliés », nous annonce l’auteur une trentaine d’années après son précédent ouvrage référent « L’Ere du Vide ». Si vous pensiez encore la légèreté associée au « rien », offrez-vous donc une cure d’inconstance, d’éphémère, de frivolité… Le succès ne se fera pas attendre ! Mieux que ça, le jeu de séduction qui en découle définit désormais tous les champs de la consommation, et non plus seulement la mode. Nous sommes bel et bien entrés dans « l’âge de l’hypermode », nous dit Lipovetsky. Reine des podiums (« rien n’est aussi bon que la minceur », d’après Kate Moss), de la food, de la vitesse, du digital grâce à la high tech, de l’évasion à travers le néo nomadisme, des nouveaux sports de glisse et même de la méditation, comble de l’allègement par la conscience, la légèreté triomphe ainsi en nouvelle norme, nouvel impératif. « Voici venue l’âge des utopies du moins, des utopies light », assure le philosophe. A la limite de l’insoutenable ? Milan Kundera soulignait dans son roman fameux que l’univers est divisé en couple de contraires, l’un positif, l’autre négatif. « La lumière-l’obscurité, l’épais-le fin, le chaud-le froid, l’être-le non être »… Mais s’il ait une contradiction, « mystérieuse et ambigüe », relevait-il, c’est bien celle qui existe entre pesanteur et légèreté… A qui le positif ? A qui le négatif ? Alors que choisir ? Le drame d’une insignifiance matérialiste ou l’hymne à la gloire d’une frivolité essentielle ?

 

 

Subtilement décryptée par Gilles Lipovetsky qui se garde bien de toute critique morale, cette nouvelle légèreté met finalement en lumière les tiraillements de notre époque. Sacre de la minceur et planète d’obèses, culture du fun et règne du lol, sagesse light et efficacité immédiate, bonheur du corps et contrainte de l’apparence, conquête du nano monde et nouvelles peurs, dématérialisation et accroissement des déchets, miniaturisation et forage profond, etc. Dans ce vaste supermarché de l’allègement, il n’est pas inintéressant de constater que ce sont nos marques préférées qui mènent la danse. « Steve Jobs était un obsédé du Bouddhisme et de la méditation zen, dans une quête de dématérialisation de soi et des objets. Or l’aboutissement de sa démarche, n’est rien d’autre que la disparition de ses produits eux-mêmes », explique le publicitaire Nicolas Chemla, auteur de « Luxifer pourquoi le luxe nous possède » (Seguier). « Prenez le Macbook Air c’est à la fois un outil ultra-performant et un objet quasiment inexistant qui s’emporte partout et nous permet à nous aussi de nous dématérialiser puisque, tout le temps connectés, nous pouvons nous déplacer à la vitesse de la lumière ». Demain, les ordinateurs ne seront-ils pas d’ailleurs des hologrammes en trois ? dimensions projetés dans l’air ? Et plus lourde sera la chute ? « Il y a un conflit permanent entre le monde réel et le monde digital où les choses ne pèsent littéralement rien, où tout s’échange dans la fluidité, où rien ne résiste à vos désirs. Alors que la réalité est par définition dans la résistance. Le dégât collatéral de la légèreté, c’est donc une montée de la violence dans notre rapport au réel « .

 

Ce nouveau light serait-il donc inversement proportionnel à la lourdeur de notre monde ? « Si l’on en croit certains sondages, poursuit Lipovetsky, la franche rigolade est en voie de régression : de 20 minutes par jour en 1939, nous sommes passés à six minutes au début des années 80 et à quelque 60 secondes pour plus d’un tiers des adultes d’aujourd’hui ». Le boom de livres sur le rire et ses plaisirs témoigne d’un état de manque évident, de La Joie de Charles Pépin à la Gaieté de Justine Lévy, où l’écrivain raconte comment elle parvient à déjouer ses atavismes névrotiques grâce à une gaieté militante… « Dans la mode, le détournement des codes et la « gamification » participent aussi de cette nouvelle légèreté, poursuit Schemla. Voyez Lacoste, une maison qui porte la légèreté dans son ADN depuis l’invention de la matière du piqué de coton, elle met en scène dans sa dernière campagne Paul Hamy flottant au coeur d’un paysage urbain « . La féminité n’est pas épargnée : « On peut parler aujourd’hui d’une féminité light, constate Schemla. Une façon d’être féminine sans surjouer, par petites touches. La Parisienne de Caroline de Maigret en est un exemple, mais aussi Samira Wiley dans Orange is the New Black, à la fois hyper garçonne et ultra féminine « .

 

Points de suspension

Dans le design et la décoration, d’après Vincent Grégoire, directeur du pôle Lifestyle de Nelly Rodi, l’heure est aussi aux oxymores, comme pour mieux supporter la disparition des repères traditionnels. « On le voit à travers le retour de la minéralité. Michael Anastassiades a fait par exemple des assiettes en marbre très fin imitant une feuille de papier roulée. On réinterprète ainsi le poids des choses. Aussi, il n’y a jamais eu autant de suspensions en forme de bulles. L’installation Wonder-Glass de la japonaise Nao Tamura représente, dans une bulle de verre soufflée à Murano, une Venise posée sur la lagune, comme s’il fallait défier les lois de la gravité. Dans la décoration, c’est le retour des gazes, des mousselines, des voilages. L’éditeur de tissu Nya Nordiska, en les trempant dans la couleur, crée par exemple des halos teintés. Au dernier salon du Meuble à Milan, le japonais Nendo présentait pour les boutiques Cos une collection de chemises blanches qui se répétaient sur des porte-manteaux qui avait l’air de flotter dans l’espace. Enfin, il faut évoquer l’apparition de nouveaux matériaux high tech comme le « frozen smoke » composé à 99,99% d’air. Vous pouvez poser un morceau sur un pissenlit, il ne pliera pas. Alors que le changement de millénaire se vit dans l’hyper lourdeur et que le monde est en pleine mutation, l’homme lui est dans une quête d’allègement : il veut défier la gravité. Ce n’est guère un hasard si l’obsession des ultra riches est de vouloir devenir éternels ». Et light jusqu’au bout. Cryogénisation pour le PDG de Google, ouverture de fondation d’art pour le CEO de LVMH, conquête spatiale pour vivre sur Mars comme Elon Musk…

 

La légèreté se joue donc des frontières, y compris celle du lien social, comme l’explique Stéphane Hugon, chercheur au Centre d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien. « Le lien social ne se construit plus dans une intériorité mais par et avec la relation. Comme disait le poète, on peut désormais lire la vérité à la surface des choses. L’intérieur et l’extérieur ont perdu leur limite. Cette ère de la légèreté signe la fin de la modernité occidentale qui reposait sur le fonctionnalisme. Les Asiatiques ont beaucoup à nous apprendre, eux qui n’ont pas de mot pour dire je. Dans les films de Miyazaki, par exemple, le héros change de forme tout le temps. Pour comprendre les relations aujourd’hui, il faut donc savoir observer une méduse, ou n’importe quel être qui se laisse transporter et traverser par son environnement. On constate que quand l’eau se retire, il ne reste plus rien puisque son corps est composé à 98% d’eau… Et bien il en est de même pour la société : pour devenir nous même, nous avons besoin de tout un environnement, de relations sociales fortes et d’une connexion internet ». Au risque de se voir disparaître nous aussi… Avec cette mode d’air pur en shot ou en crème, le luxe mènerait donc sans le savoir une quête vers le remède miracle à cette nouvelle « ligthness ». Alors, vous reprendrez bien un peu d’oxygène ?

 

 

Encadré 1

La peau, surface d’échange

« Jadis surface intouchable, la peau est aujourd’hui le premier organe social et l’écran de toutes les revendications, que ce soit par les soins, les cosmétiques, les onctions, les tattoos, les piercings », explique le sociologue Stéphane Hugon… Emilie Rambaud fondatrice de Glowing Communication, collectif d’entrepreneurs, ne s’y est pas trompée donc en demandant à Caroline Wachsmuth, gourou de la beauté, de créer un baume pour la peau, à la vanille et clémentine, censé symboliser les valeurs de son collectif. Douceur, amour et bonnes énergies. Parmi les ambassadrices de Glowing, on trouve aussi Elisa Goodkind et Lily Mandelbaum, mère et fille et initiatrices du magnifique projet Whats Underneath. A regarder sur le site Style with U. Des femmes de tout âge et origines y racontent leur vie tout en se déshabillant devant une caméra. « Le style n’a rien à voir avec ce que vous portez, c’est plutôt de savoir qui vous êtes », expliquent le duo en substance. On pense à la citation de Paul Valéry qui résumait avec un siècle d’avance le constat du jour : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau ».

 

Encadré 3

Les 10+1 commandements du néo light

 

1- Grimper en haut des montagnes d’Alto Paraiso, le « haut paradis » du Brésil où s’élèvent encadrée par les meilleurs chamanes la high society brésilienne.

 

2- S’adonner au Souping, le nouveau juicing qui fait le buzz depuis l’arrivée des cures Soupure à Los Angeles.

 

3- Se relier au cosmos en s’offrant la première cuvée d’Asterisk, le futur resort de luxe entouré d’un vignoble biodynamique près de Beijing.

 

4 – S’offrir le « Balloon Bench » de Satoshi Itasaka qui est beaucoup plus une oeuvre d’art qu’un meuble.

 

5- Faire le plein de doudounes ultra light d’Uniqlo, la nouvelle couverture de survie.

 

6- Faire un tour chez Seymour, nouvel espace au 41 boulevard Magenta, qui invite à se reconnecter à ses émotions en suivant un parcours de cinq univers interactifs: selfie maton, surf your mind lounge, jardin secret…

 

7- Jeter son disque dur et virer toutes ses données dans le Cloud, ce nuage informatique virtuel grâce auquel nos informations numériques ne sont plus stockées dans nos ordinateurs.

 

8- Lâcher les Louboutin, la tendance est à la nouvelle basket hyper légère hyper technique.

 

9- Lire Voyage autour du Mon sexe de Thibault de Montaigu à propos de la masturbation qui est au sexe ce que le Cloud est l’informatique.

 

10- Suivre un stage de yoga anti-gravité, pratique de yoga en suspension fondée par Christopher Harrisson et utilisant des hamacs donnant l’impression de flotter.

 

11- Courir à New York voir l’exposition du Moma sur Bjork, icône de la dualité pesanteur-légèreté (jusqu’au 7 juin).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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