DANS L’ATELIER DU KARMA
Sur les hauts pâturages de l’Amdo, aux confins de la Chine, le petit atelier de Norlha remet au goût du jour les traditions tibétaines. Voyage au cœur d’un artisanat made in China qui séduit les grandes maisons de luxe pour la beauté de sa matière et l’histoire qu’elle raconte.
Par Alice d’Orgeval
A l’aube de l’hiver, quand le mercure dévisse sans prévenir, même la dizaine de machines à coudre de l’atelier Norlha semblent se donner à fond pour faire résonner dans Zorge Ritoma, minuscule village tibétain perdu dans le grand Ouest chinois, leur rythmique anachronique. Chaudement installée derrière leurs outils, toute la colonie de Norlha – tisseurs, fileuses, tailleurs – s’activent. Corps et âme. A pareille altitude, dans des conditions aussi rudes, la ruche bourdonne d’une énergie physique et morale admirable. Un grain de sable dans les rouages de la plus grande usine du monde qu’est la Chine.
Pour le voyageur, l’amorce du chemin pour arriver à ce hameau du haut plateau tibétain débute à Lanzhou, ancienne étape caravanière de la route de la Soie. A deux heures de vol de Pékin, vissée comme un pivot au milieu du pays, la capitale de la province chinoise du Gansu, aussi disgracieuse que polluée, se traverse en apnée. Des tours, des artères, des usines ; encore des tours, des artères et des usines. L’autoroute passe à quatre voies, de chaque côté du ruban d’asphalte, un spectacle de terre ocre et de colline ravinées. L’appel des grands espaces se précise après un long moment à parcourir la plaine musulmane de Linxia où les Hui (Chinois musulmans) se sont installés autour du XVème siècle. Des mosquées bleues aux allures de soucoupes volantes cèdent la place à des stupas blanches et or. Foire d’empoigne on the road. Sur le bas côté, des travaux pharaoniques rappellent l’ambition chinoise de tout raccorder jusqu’au Tibet. Près de Lhassa, la dernière route non accessible vient d’être consolidée. Apparaissent les premiers drapeaux de prières. La route se rétrécit et s’élève. Le paysage se durcit. La pression de l’altitude commence à se faire sentir sur les tempes. A la tombée de la nuit, la voiture arrive enfin en bout de piste. Ritoma, 3200 mètres, un autre monde.
Les bâtiments du « workshop » qui composent l’atelier Norlha se tiennent en face d’un « winter settlement », assemblage de maisons identiques impeccablement alignées par le gouvernement pour reloger une partie des familles nomades. Sur le mur d’enceinte, des slogans plaident en faveur de la politique de l’enfant unique. A ceux qui l’auraient oublié, on est en Chine… L’air est sec et vif, le ciel clair et bleu. La beauté du paysage qui se déploie devant nous annonce le début d’un autre monde, celui des hauts plateaux, où paissent troupeaux de yaks et de moutons, où surgissent au milieu de nulle part des tentes de nomades, où déboulent des cavaliers galopants emmitouflés dans leurs amples « chubas ». Le temps du bonheur est arrivé pour le voyageur qui s’est s’adapté à cette démesure. En signe de bienvenue, il reçoit en arrivant une khata blanche, l’écharpe de la félicité. Norlha signifie « richesse des dieux ». C‘est ainsi que les nomades appellent leurs yaks, apprendra t-on le lendemain en discutant avec Kim Yeshi, la pragmatique fondatrice de Norlha, de souche européenne mariée à un éminent bouddhiste de Dharamsala (le siège du gouvernement tibétain en exil). « Le yak est l’animal qui les fait vivre, ils en dépendent mais en même temps ils le tuent. Tuer dans la religion bouddhiste, c’est accumuler un mauvais karma. Les nomades tibétains portent donc un poids dont ils se libèrent à la fin de leur vie en consacrant leur vie à la prière ».
En 2007, la marque Norlha, dont les étoles et les plaids confectionnés avec la laine de cette petite vache noire et velue se vendent comme des produits de luxe à Paris, est créée à partir de presque rien, si ce n’est la poigne de cette femme. « L’idée d’origine, explique t-elle, était de créer une économie autour du yak où les nomades tibétains auraient leur place ». Une démarche à rebrousse poil des initiatives court termes menées localement. « En disant qu’on voulait créer des emplois, on a intéressé les officiels locaux, et c’est pour cette même raison qu’on est toujours là aujourd’hui ». A l’argument économique s’ajoute le bienfondé de la démarche : « Je vis dans ce monde tibétain depuis l’âge de 17 ans. Je savais que la clé pour réussir était de permettre aux nomades de créer de la valeur à partir de leur richesse ». Et d’en être fiers. Passionnée par l’art tibétain, Kim associée à ce moment là à un business man affairé à monter un commerce de viande de yak, prend ses distances pour se consacrer uniquement à l’exploitation de la laine, plus en harmonie avec les préceptes du Bouddhisme. « C’était la promesse de départ faite à mon mari et aux moines de Ritoma qui nous faisaient confiance.» L’élan insufflé, il restait tout à faire, à commencer par tester la fiabilité de cette légendaire laine et de sa partie la plus noble le khullu. « J’avais recueilli l’histoire de ce tailleur tibétain qui avait reçu commande d’un costume en laine de yak de la part d’un aristocrate tibétain désireux de montrer la richesse de son pays ». Dechen, sa deuxième fille, 22 ans à l’époque, vient de terminer ses études et ne rêve que de faire du cinéma à New York ? Qu’à cela ne tienne, en bonne chef de clan, Kim de nature terre à terre lui met le business entre les mains, à l‘aide d’une première somme puisée dans le bas de laine familial. Il faut imaginer cette brunette, à première vue timide, débarquer, 3000 € en poche, sur le haut plateau où l’hiver le froid attaque à moins 30. La vie n’est pas à un paradoxe près. Elle raconte : « Ce fut trois mois de conditions rudes, je passais la journée aux côtés des nomades, sous la pluie et dans le froid, et les nuits sous la tente. J’étais venue avec l’envie de prendre des photos, j’ai vite compris qu’il y avait autre chose à faire ». Son pedigree de « fille de » à Dharamsala lui fait brûler quelques étapes : un haut dignitaire lui accorde un entretien et donne sa bénédiction au projet, lui soufflant au passage quelques évidences : « Pour respecter sa propre culture et ses traditions, il faut déjà avoir un certain niveau de vie. Sans améliorer celui des nomades, le projet n’irait donc pas bien loin, comprend-elle. A partir de là, toutes les pièces du puzzle se sont assemblées naturellement et la projet de ma mère autour la laine de yak prenait tout son sens ».
De retour en compagnie cette fois de son frère, la fille de Kim jette les bases d’un réseau de bergers qui accepteraient de céder le meilleur de leur laine. Elle part aussi à la recherche d’une usine de « déjarrage », première étape avant le travail de la fibre. Comment faire confiance deux gamins débraillés et crottés qui prétendent vouloir transformer ces poils rustiques en un lainage doux et fin ? « Personne ne les croyait, je les ai donc envoyés en ville, chez le coiffeur et s’acheter de beaux vêtements, raconte Kim. Quand ils sont revenus propres comme un sou neuf, les portes se sont ouvertes ». Fort de son premier coup de bluff, Norlha sort en 2007 ses premiers plaids tissés à la main, avec l’aide de Christopher Giercke, spécialiste du cachemire en Mongolie, qui fera tisser leur laine dans son atelier de Katmandou. Ce ne sera qu’à partir de la collection suivante, travaillée tout l’été sous des tentes plantées sur le sol de Ritoma, que Norlha commencera à voler de ses propres ailes. Parti de 10 employés, l’atelier produit aujourd’hui « 10 000 pièces par an », étoles, plaides, écharpes, accessoires, et « 2000 mètres de tissus » grâce à un effectif total de 108 personnes, dont 60 femmes aux doigts d’or, tissant, filant, cousant, teignant, une laine amassée entre mars et septembre dans des comptoirs désormais disséminés sur tout le haut plateau. Selon Dechen, un tiers du staff vit aujourd’hui entièrement sur les yuans versés par l’atelier.
A Paris, grâce à un carnet d’adresses d’amis d’amis et une vente privée organisée en 2008, un premier cercle de fidèles a déjà pris goût à ces lainages venus de là-haut… De fil en aiguille, Norlha s’est fait connaître chez les créateurs. Tomberont dans la foulée, en provenance de grandes maisons de luxe, quelques belles commandes décisives pour assurer l’avenir. « Une nouvelle collection d’accessoires en feutre et une autre en tissu de laine sont en route. Un système de code barre permet maintenant de tracer tout notre stock ! », clame Kim (retirer la phrase sur la prestigieuse maison). Dechen désormais mariée à un Tibétain et maman de deux petites filles, fait tourner l’atelier toute l’année, veillant à la qualité de laine et du tissage. Dans la cour du workshop chauffée par un beau soleil d’octobre, la cloche stridente retentit, sonnant la fin de la journée de travail. Les plus jeunes s’en vont à pied à travers champs finir la récolte de foin, d’autres « chattent » sur leur Iphone, seul smartphone sur lequel il est possible d’écrire en tibétain. La modernisation de la vie nomadique n’a pas barrée la route à la religion, explique Dechen, et tous les nomades continuent à aller en pèlerinage à Labrang. Situé à une centaine de kilomètres de là, c’est l’une des plus importantes lamasseries de l’Amdo, l’ancienne région traditionnelle et patrie de Tenzin Gyaso, l’actuel Dalaï Lama.
Une foule de pèlerins, de moines, de vendeurs de tout et de rien, grouillent dans l’artère principale de Xiahe, le nom chinois de la ville où fut fondé Labrang en 1709. Spectacle sidérant. Tous les looks tradi-trendy sont de sortie. Chez les hommes, la « chuba » fourrée de mouton se porte nouée par une ceinture taille basse au dessus d’un jean. Les lunettes de soleil protégeant du soleil d’altitude rappellent les belles heures du flower power. Défilé de chapeaux de cow boys, on se croirait dans un western. La Hao Jiang, la bécane locale, a remplacé le cheval, transformant Xiahe en pétaudière. Protégé par un haut mur d’enceinte, le monastère prie dans le silence. Pour les étrangers, l’ascension vers les temples se fait en compagnie d’un moinillon. 11h30 la grande prière va commencer. Dans le temple principal magnifiquement décoré, éclairé par les bougies de beurre de yak, plus de cinq cents lamas en toge rouge assis en tailleur viennent de se réunir pour chanter d’une seule voie caverneuse. Sous une robe de moine, un portable éructe. A l’extérieur, des touristes chinois de Lanzhou en talon haut et casquette rose prennent la pose. Devant le passage du grand lama, notre guide tire la langue en signe de révérence. Les murs ocres des temples rappellent la terre du haut plateau. Des pèlerins nomades descendus de leur montagne se prosternent, front contre le sol, et se retirent en silence avant de rejoindre le grand cercle du Kora, l’itinéraire de trois kilomètres autour du monastère parsemé de rouleaux de prières. Il y a quatre ans, Norlha a investit les lieux : une boutique et son coffee shop avec wifi gratuit se tiennent face à l’une des principales entrées du monastère. Un nouveau temple du luxe parfaitement positionné pour attirer le pèlerin fortuné, forcément séduit par ces douces étoles qui redorent le karma…